La cathédrale et nous

IV

Nous ne voulûmes rien connaître de la petite ville blottie dans un vallonnement. Ce doit être une de ces préfectures sans bruit avec un monument aux morts un peu grotesque dans un mail où on ne se promène que le dimanche. Nous lui sûmes gré de sa discrétion ; elle est si réservée qu'elle ne trouble pas le grand calme des champs qui si bien nous avait préparés à la Cathédrale...

Nous arrivâmes à cette heure du matin où la haute façade pleine d'ombre se détache le moins du ciel ; elle reflète tant d'azur qu'elle en est toute bleutée. Au détour d'une rue brusquement nous la rencontrâmes et ce qui tout d'abord nous frappa ce ne fut pas la spiritualité des tours élevant vers Dieu leur double symbole – l'épi encore lié de tous ses téguments et cette vigne ciselée dont le cep s'accroche par mille vrilles à l'infini – ce qui nous frappa c'est l'assise de la Cathédrale.

Je l'ai déjà dit, nous avions été élevés dans l'instabilité de la guerre et de la paix précaire qui l'a suivie, il en était resté dans notre caractère une certaine inquiétude que nous aimions beaucoup analyser. Et voici que tout à coup, s'érige devant nous la plus formidable masse de calme qui soit au monde ; la Cathédrale est stable comme un Credo, comme lui elle déblaie l'âme de toutes ses inquiétudes : où sont nos troubles ? À la contempler nous sentions sourdre en nous ce formidable espoir qui fait germer les blés. Aussi bien qu'un séjour en pleine campagne elle repose. Avec ses arceaux très simples, ses verrières et ses roses argentées comme ses façades que rien ne troue, avec les folles graminées qui croissent jusque sur ses murs, la Cathédrale nous parut une chose naturelle jaillie du sol, pétrie de notre argile.

« La leçon de la Cathédrale dit Alain diffère étrangement de celle qui nous reçûmes à Vézelay. Il faut voir Vézelay par un grand soleil, figure de proue levée sur des flots de collines et de vallées gorgées d'azur, elle clame la foi conquérante. Ce n'est pas une simple rencontre que soit partie de Vézelay la première croisade. Spontanément on y sent des nécessités de conquêtes ».

« Quel paysage merveilleux, répondit Gilbert. Y es-tu resté jusqu'au soir, quand la chaleur monte de la terre et que parmi toutes ces vapeurs les collines tressaillent pour un message de Rédemption ? »

« Si c'est à Vézelay, interrompit Vitalis, qu'il faut envoyer les conquérants, ici, j'amènerai les constructeurs. Voyez comme les lignes très simples, les étagements des façades aux rares verticales, les portails si nettement enclos dans l'architecture répondent à une idée de foi constructive. »

« Ce qui m'enchante, lui répondis-je, c'est qu'ici, pour reprendre la définition de Platon, chaque forme répond à une idée, tout converge pour le triomphe de Notre-Dame. Elle trône au haut des trois portails, et les voûtes fourmillantes de Saints ne lui sont qu'un marchepied. Ces statues ne lui sont qu'un marchepied qui osèrent exprimer l'inexprimable. Sous leur froideur apparente, quel pathétique intérieur ! Voyez les rois et les reines de Juda, n'en ont-ils pas à ce septième château dont parle Sainte Thérèse où l'âme enfin délivrée des agonies et des miracles jouit d'une vision intellectuelle de Dieu ! Ils ont rejeté ces gloires mystiques qui nous frappent tant comme un dernier lambeau de la faiblesse humaine. Les cris sont morts – les âmes se dilatent au « silence de lumière ».-

Gilbert

Il est vrai, ces pierres ne sont plus matière mais un des chants les plus parfaits de notre esprit.

Vitalis

Quelle civilisation pour écrire un tel poème, quelle élévation et quelle pureté d'âme !

Alain

En effet, les grandes œuvres ne sortent pas spontanément d'un cerveau comme une Pallas tout armée. L'époque qui fut capable d'engendrer la cathédrale dût connaître la plus extrême civilisation, la plus spirituelle tout au moins, c'est-à-dire la plus humaine – la plus naturelle aussi. Voyez comme le monument s'harmonise avec le paysage.

Vitalis

Maintenant que tout s'écroule peut-être est-ce le lien où apprendre à reconstruire.